Deux extraits d'un texte sur lequel je suis tombé par hasard et qui a l'air très intéressant. Comme d'habitude avec Renan, il y a du bon et du mauvais, et il ne fait l'éloge du paganisme que pour le blamer ensuite et le louer à nouveau 20 lignes plus loin. Néanmoins la réflexion est intéressante.
"La religion d'un peuple, étant l'expression la plus complète de son individualité, est, en un sens, plus instructive que son histoire. L'histoire d'un peuple, en effet, ne lui appartient pas tout entière : elle renferme une part fortuite ou fatale qui ne dépend pas de la nation, qui parfois même la contrarie dans son déploiement naturel; mais la légende religieuse est bien l'œuvre propre et exclusive du génie de chaque race. L’Inde, par exemple, ne nous a pas laissé une ligne d'histoire proprement dite : les érudits parfois le regrettent, et paieraient au poids de l'or quelque chronique, quelque série de rois; mais, en vérité, nous avons mieux que tout cela : nous avons les poèmes, la mythologie, les livres sacrés du peuple indou; nous avons son âme. Dans l'histoire, nous eussions trouvé quelques faits sèchement racontés, dont la critique eut à grand'peine réussi à saisir le vrai caractère : la fable nous donne, comme dans l'empreinte d'un sceau, l'image fidèle de la manière de sentir et de penser propre à cette nation, son portrait moral tracé par elle-même. Ce que le XVIIIe siècle regardait comme un amas de superstitions et de puérilités est ainsi devenu, aux yeux d'une philosophie de l'histoire plus complète, le centre du développement humain. Des études qui autrefois semblaient l'apanage des esprits frivoles se sont élevées au niveau des plus hautes spéculations, et un livre consacré à l'interprétation de ces fables que Bayle déclarait bonnes tout au plus pour amuser les enfans a pris place parmi les œuvres les plus sérieuses de ce siècle.
(...)
Pendant que la France cherchait à interpréter les religions de l'antiquité d'après sa philosophie superficielle, l'Allemagne y pénétrait plus encore par l'analogie de son génie religieux que par la solidité de son érudition. Goethe plaçait dans l'Olympe le centre de sa vie poétique. Lessing et Winckelmann, l'hébraïque Herder lui-même découvraient dans les cultes antiques la religion de la beauté. Gœrres y cherchait les fondemens de son mysticisme; Schelling ne croyait pas faire diversion à ses écrits de philosophie transcendentale en dissertant sur les dieux de Samothrace. Une nuée de philologues et d'antiquaires cherchaient à ressaisir dans les monumens écrits et figurés de l'antiquité le sens de cette grande énigme, dont le mot est la vie divine de l'univers. Comme résumé de cet immense entassement de faits et de systèmes, s'élevait, de 1810 à 1812, le grand ouvrage où devait se concentrer tout ce premier mouvement d'études mythologiques, la Symbolique du docteur Frédéric Creuzer. Ce fut un grand enseignement et comme une révélation que de voir ainsi pour la première fois réunis dans un panthéon scientifique tous les dieux de l’humanité, indiens, égyptiens, perses, phéniciens, étrusques, grecs, romains. L'élévation soutenue, l'accent religieux si profond, le sentiment des destinées supérieures de l'humanité, qui respirent dans tout le livre, annonçaient qu'une grande révolution s'était accomplie; et qu'à un siècle irréligieux, parce qu'il était exclusivement analytique, allait succéder une école meilleure, réconciliée par la synthèse, avec la nature humaine tout entière. L’esprit néoplatonicien de Plotin, de Porphyre et de Proclus semblait revivre dans cette grande et philosophique manière d'interpréter les symboles antiques, et l'ombre de Julien dut tressaillir en entendant un docteur en théologie chrétienne relever sa thèse, proclamer que le paganisme pouvait suffire aux besoins les plus profonds de l’âme, et amnistier les nobles intelligences qui cherchèrent, en ce combat suprême, à réchauffer dans leur sein les dieux près de s'enfuir "
Ernest Renan, Des religions de l’antiquité et de leurs derniers historiens
Texte complet, assez court ici
http://fr.wikisource.org/wiki/Des_Religions_de_l%27antiquit%C3%A9_et_leurs_derniers_historiens