Source: http://passouline.blog.lemonde.fr/2010/04/05/socrate-et-sa-bande-banquettent-au-theatre/
(Même si le titre est ambigu, il s'agit bien de Platon.)
Socrate et sa bande banquettent au théâtre
A propos, je ne sais pas si vous l’avez remarqué mais, l’air de rien, Le Banquet vient de faire sa “présentation” à la Comédie-Française. Sans la ramener, en toute discrétion par la petite porte du Studio-Théâtre et non en majesté dans la salle Richelieu, consacrée à l’entrée au répertoire, ou en roulant des mécaniques dans celle du Vieux-Colombier, mais comme il sied à une oeuvre philosophique majeure que l’on ne s’attend pas à retrouver en pièce de théâtre, sauf à avoir été auparavant instruit de sa vraie nature. Disons : sa nature cachée.
Ils ne sont que trois comédiens sur l’étroite scène qui “jouent à être” les différents convives. Thierry Hancisse interrpète quatre rôles (Apollodore, Aristodème, Phèdre, Socrate et Diotime), Pierre-Louis Calixte deux (Eryximaque et Alcibiade) et Serge Bagdassarian deux (Agathon et Aristophane). Pas évident de s’y retrouver dans leurs alternances et pourtant, on s’y retrouve. Le décor est réduit à sa plus simple expression. Tout est dans l’habileté des lumières dont Jacques Vincey a su astucieusement faire profiter sa mise en scène. Le noir de la nuit et le seuil de la porte sont des éléments dramatiques essentiels. La mise en abyme n’est pas facile à tenir mais les comédiens manifestent une telle intelligence du texte (traduit du grec par Luc Brisson) que l’ensemble captive sans dérouter. Bien sûr, ce n’est pas l’intégralité du récit ; il a probablement été réduit d’un tiers pour tenir en une heure et trente minutes (on trouvera ici l’argument). N’empêche : on en ressort enchanté comme c’est parfois le cas après une relecture éblouissante longtemps après.
Quel intérêt ? Cette adaptation rend justice à la dimension théâtrale de l’oeuvre, à ce que George Steiner évoque dans sa préface à une récente édition en poche du Banquet (traduction de Paul Vicaire, Les Belles lettres, 174 pages, 9 euros), comme “l’extraordinaire pouvoir dramaturgique de Platon”; il en fait un démiurge égal à Shakespeare. Pour leur part, le metteur en scène Jacques Vincey, et son dramaturge Frédéric Vossier, tiennent que, outre le fait que les dialogues s’y prêtent naturellement, Platon avait conçu son oeuvre “avec les outils du théâtre” pour mieux explorer les liens secrets qui unissent “la visibilité physique du monde sensible et l’invisibilité de la pensée”. Mais il n’y a pas que cela. Contrairement à tant d’autres Grecs, Platon pensait davantage avec l’ouïe qu’avec la vue. Il faut l’entendre pour bien saisir que l’enjeu n’est pas seulement intellectuel mais humain. Soudain, Le Banquet ou De l’amour, oeuvre mythique redécouverte à la Renaissance, n’est plus une abstraction, grâces en soient rendues au théâtre. Outre une sagesse espiègle, on y retrouve le sourire de Socrate dont Nietzsche disait qu’il nuance sa gravité.
Le jour où j’y étais, vers la fin du discours si attendu de Socrate, la sonnerie d’un téléphone portable a retenti. Le fâcheux qui en était la cause ne l’a pas plus interrompue que le comédien ne s’est interrompu. Quelques minutes plus tard, bis repetita. Cette fois, refusant stoïquement de s’affronter à un vulgaire dieu cellulaire, Socrate s’est interrompu et, sans ciller, lregard fixe, en serrant les dents, a intimé au fâcheux :”Répondez !” (jusqu’au 9 mai).