Dans l’imaginaire actuel, les filles de Mnémosyne sont reléguées au rang d’une allégorie usée jusqu’à la corde, d’un synonyme pédant de l’inspiration poétique. On les croise à chaque vers de la poésie française du 17ème, et par effet de rejet, on hésite maintenant avant de les citer, de peur de donner à son discours un aspect poussiéreux. Comme le sont justement, dans l’imaginaire commun… les musées.
On peut accepter voir les choses de cette manière, et fuir cette métaphore qui ressemble à une coquille vide. On peut la réemployer à son tour pour orner d’une manière peu originale une phrase et lui donner une teinture antique. On peut enfin refuser ces deux voies et chercher dans ces ancestrales divinités, inspiratrices des premiers poètes de l’Europe, une signification plus profonde, et chercher à voir ce qu’elles ont à nous apporter.
Car lorsque Hésiode, le poète théologien, ou Homère, « l’éducateur de la Grèce » invoquent au début de leurs œuvres ces déesses, ils n’exhibent pas superficiellement leur culture, comme le feront des auteurs postérieurs, mais font appel, sincèrement, dans une prière, à une réalité vivante et agissante.
Ce n’est qu’en considérant les Muses de cette manière qu’on leur donne réellement vie. Elles ne sont plus alors ces images écornées illustrant les discours de gens qui ne les vénèrent pas. Elles sont les filles de Zeus et de Mnémosyne, les protégées d’Apollon, d’augustes déesses sans lesquelles toute poésie, tout art humain est impossible.
Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Que le poète, humblement, n’estime pas être l’auteur unique de ses œuvres. On sait qu’aucun poème ne nait ex-nihilo, et qu’un auteur aussi génial que Virgile a puisé à de multiples sources pour élaborer son œuvre. Dès lors, le problème de la possibilité de création des premières poésies, par exemple, n’est pas mince: comment les premiers poètes ont-ils pu composer, alors que l’on sait que la poésie, par essence, doit se nourrir d’autres poésies ? Les antiques ont estimé que des divinités devaient être à l’origine de cet art. Et de fait, les premières poésies de l’humanité furent religieuses. Apollon rendait ses oracles en hexamètres dactyliques. Quant à Dionysos, la ferveur de ses fidèles fut récompensée par l’émergence du théâtre. Dans l’histoire comme dans la mentalité grecque, la poésie est ainsi étroitement liée au divin.
La thèse d’une inspiration divine du poète est d’ailleurs défendue par Platon, qui va jusqu’à ne faire de celui-ci que l’instrument de la divinité. Si les arguments qu’il développe dans l’Ion ont semblés hâtifs à certains, on peut néanmoins prendre note de ce soutien de la part d’un penseur de poids, qui n’a peut être pas voulu ou pas eu le temps de développer un argumentaire plus poussé.
On remarquera ainsi dans cette idée que la grande poétesse Sappho de Mytilène lorsqu'elle créa son thiase (institution d'enseignement) nomma celui-ci "Maison des servantes des muses". L'artiste est au service des muses (mousopolos) en concrétisant l'inspiration.
Ce n’est pas le rôle de ce petit article d’exposer une théorie de l’inspiration divine, et nous nous contenterons des quelques pistes données précédemment. J’en ajouterais une dernière: ceux qui ont le gout et le talent de rédiger des vers témoigneront comme moi qu’il s’agit de quelque chose d’inné et d’inexplicable, et que l’on peut écrire cent vers sur une journée et ne plus en écrire ensuite pendant un mois, et que par conséquent, la poésie ne s’apparente pas à un travail quelconque. Ceux qui n’arrivent pas à composer le moindre alexandrin, à l’opposé, avoueront que le travail et l’obstination n’y font pas grand-chose.
Si l’on reconnait donc, en tant qu’artiste, que notre création ne nait pas ex-nihilo, il devient tout naturel d’avoir de la reconnaissance pour ses sources.
Mais plus encore qu’à la théorie, appelons-en à la pratique, car le paganisme, plus qu’il ne se théorise, doit se vivre. N’écartons pas d’un revers de main celles dont les anciens poètes et orateurs ont si souvent demandé, avec succès, l’aide bienfaisante, et tentons à notre tour d’expérimenter concrètement le soutien de Muses, médiatrices entre monde humain et monde divin.